9 janv. 2012

Souvenirs de balles (par Richard Tremblay)

D’un coup de paume sur sa poitrine, Léo aide un rot à se frayer un chemin vers la sortie.  Burp. De l’ail. Assaillie par ce nuage radioactif, Fernande cligne des yeux. Léo indique à travers la vitrine le grand Paul-Charles Bilodeau qui, de l’autre côté de la rue, fume une cigarette en solitaire devant le pool room qui porte son nom.
– Ç’a l’air qu’y veut ramener une équipe de baseball en ville, notre Bilodeau. Y manigance ça avec Rodolphe pis les deux gnoufs de l’Action citoyenne
– Le maire ? demande le père Chausson, un octogénaire râpé assis à sa droite au comptoir du restaurant.
– Vous connaissez d’autre Rodolphe,  vous ? demande Léo en posant sur sa toast une  belle épaisseur de minoune. Sa bouche s’emplit de salive. La minoune de Fernande, the best...
Le père Chausson lève son nez de son hot chicken:
–  J’aimais ça, quand y avait du baseball au parc Rondeau. Ça faisait tellement de belles soirées ! Je m’ennuie de la senteur du gazon fraichement coupé… Pis les hot-dogs au père Laframboise, tu te souviens de ses stimés, Léo ? Soda qu’ils étaient bons.
Un trémolo mélancolique dans la voix, il ajoute : « Tu savais qu’y mettait de la bière d’épinette dans son eau de cuisson pour les parfumer ? »
– Moé, quand je pense au baseball, je pense à Roland Vézina… Le père, vous rappelez-vous de lui ? Vous savez le gros Vézina qui jouait au premier ?
– Vézina ? Heille, j’comprends donc que je m’en souviens. La fois qu’il avait frappé six circuits contre le club à Paulin ! Y a des balles qu’on a jamais retrouvées. Jamais re-trou-vées ! Pourtant au prix que coûtaient les balles…
– Vézina battait aussi sa femme, pis ses kids. Un osti de mongol.
Le père Chausson tourne la tête vers Fernande :
– C’tu vrai ça ?
– Si Léo le dit, ça doit être vrai. C’est lui la police, répond Fernande qui rince les cendriers dans l’évier de service.
Le père Chausson se tourner vers Léo :
– Toé, t’as jamais aimé Vézina ! On le sait !
– Y battait sa femme, pis ses deux filles, s’insurge Léo. Pis pas à peu près, on s’entend là-dessus. Deux fois, on a rentré Jacinthe à l’urgence avec des côtes cassées. Une autre fois il a pété le bras à sa plus vieille. Une autre virée à l’hôpital. On était appelé chez eux une fois tous les quinze jours. C’était un fou, il a eu ce qu’il méritait.

Le père Chausson dévisage Léo.

– Mais t’avais pas besoin de le tirer pour rien…
La lourde masse de Léo se propulse au-dessus du tabouret. Il a l’air d’un cachalot qui émerge de l’eau à bout de souffle.
– Pour rien ! Écœurez-moé pas avec ça ! Y voulait me tuer ! Y courait après moi dans rue avec son batte de baseball. Criss y voulait me tuer. J’me suis juste défendu.
–Tu fourrais sa femme.

Tout devient silencieux dans le restaurant. Les oreilles se tendent. Les clients du restaurant ne regrettent pas d’être venus dîner aujourd’hui. Y a pas que le rôti qui est juteux.

– Juste une fois, dit Léo d’une voix moins forte.
–  De quoi ? s’indigne Fernande en échappant un cendrier dans la cuve d’aluminium.
– Une fois, cent fois, c’est pareil, dit le père Chausson, fier comme un paon d’avoir ferré sa victime. Pis si t’avais été moins gros, Léo, t’aurais pu prendre tes jambes à ton cou, pis te sauver. Vézina t’aurait jamais rattrapé. T’aurais pas eu besoin de le tirer. C’est ta faute, maudit gros tas de… Le père Chausson s’interrompt juste avant de dépasser les bornes.
– Maudit gros tas de marde, vas-y, dites-lé-donc. Je sais ce que vous pensez. Je sais ce que j’ai l’air. Mais, toé, Lionel Chausson, tu l’aimais bien Vézina, han ? Tu prends sa défense, là, mais c’est rien d’innocent…

Le passage du vouvoiement au tutoiement augure bien; les clients cessent de manger.

– Toé, ce que t’aimais, c’est les filles à Vézina. Majorie, pis surtout la p’tite Mylène. Maudit qu’était cute celle-là, han ? Douze ans, calvaire ! Les petits blos qu’elle te faisait dans la cabane en arrière du backstop pendant que son pôpa tapait des coups de circuit, t’étais preneur. On est au courant de toute ça, Lionel, ‘a nous a écrit depuis  qu’elle a déménagé.
Bing ! Bang ! Fernande a échappé encore un cendrier, cette fois c’est volontaire.
– T’as couché avec Jacynthe Bissonnette ? Ben, mon gros sacrament !
Léo fait échouer sa carcasse sur le tabouret du comptoir.
– Rien qu’une fois, Fernande.
Il ajoute :
 – Elle avait besoin de réconfort.
Fernande éclate d’un gros rire menaçant.
– Ben, tu sauras, que moé j’ai couché avec le gros Roland. Pis pas rien qu’une fois. J’ai jamais voulu que tu le saches, mais là tu me forces à te le dire. Pis j’peux t’dire  qu’y savait manier ça un batte, lui… Champion sur toute la ligne. My God, qu’on a eu du fun ensemble !

Fernande a le regard mouillé. Léo est déboussolé. Il prend une bouchée de toast à la minoune. Crounch, crounch… La toast est frette dans sa bouche. Il mâche avec une application suspecte. Puis la toast est mangée, le café bu et il n’y a plus rien à faire.

– Bon, ben, là. Faut que j’y aille, les bandits m’attendent, dit Léo sans enthousiasme.
Il lève sa masse pesante, tout en sueur. Il va devoir se mettre au régime s’il ne veut pas péter au frette avant sa retraite.
– C’est quoi le spécial à soir, Fernande ?
– De la tripe de bœuf..., ricane méchamment Fernande.
– Très drôle, dit Léo.

En sortant dans la clarté de l’après-midi qui débute, Léo observe pendant quelques secondes Paul-Charles Bilodeau qui fait semblant de ne pas le voir, avant de beugler dans sa direction :
– Toé, ton club de balles à marde tu peux te le mettre dans le cul !

Puis il enfourne en jurant sa masse dans l’osti de Focus de service trop petite.

4 janv. 2012

3-3 1-1 (par Isabelle Simard)

Fernande est affairée au comptoir. Elle remplit tous les contenants de sucre. Ça lui occupe l'esprit. De l'autre côté du comptoir, Anselme sirote son café et grignote discrètement l'une des succulentes brioches de Fernande. Elle n'en fait pas souvent et quand ça passe, il faut en profiter.

Kling! Kling!

Deux adolescentes entrent dans le déli au son de la clochette de la porte d'entrée.

Elles se font aller les pouces. Elles se dirigent vers une banquette, garrochent leurs chaussons par terre et s'assoient en indien. Elles reprennent leur conversation et leur pitonnage effréné.
- Tsé, y'a pas rap!
- Ouin, genre!

Fernande regarde les filles,  l'air bien surprise.

- Que puis-je vous servir? demande Fernande.
- Un 3-3, répond la blondinette.
- Un 1-1, répond la brunette.
Fernande n’a pas le temps de jouer aux devinettes.
- Un quoi et un quoi?
- Un café 3 sucres et 3 crèmes.
- Un café 1 sucre et 1 crème.

Fernande retourne au comptoir et prépare deux cafés et apporte une petite corbeille de crèmes, un sucrier et deux cuillères à café.
- C'quoi ça?
- Un 3-3 et un 1-1, répond Fernande à la brunette qui lâche son pitonnage un moment.

Les filles se regardent et partent à rire et hochant la tête d'un air découragé.
- 1,65$ chacune, annonce Fernande.
- C'quoi ça? demande la blonde.
- Le prix pour un 1-1 et un 3-3. Fernande reste plantée là à attendre qu'elles sortent leurs cents.
Elles se décident à payer et Fernande retourne à ses sucriers.

- Les filles, elles font quoi? Quelle langue ça parle au juste?
- J'sais pas, Anselme... C'tes affaires-là, ça parle pas comme nous autres. Elles voulaient des 1-1 et des 3-3. T'as-tu déjà entendu parler de quequ'chose de même toé?
- Peux pas crère qu'on est si dépassé...

Ensemble, ils tendent les oreilles et écoutent les filles.

- Non, mais...
- Y veut.
- Te cré pas.
- Tap. Tap. Tap. Tap.
- Tap. Tap. Tap. Tap.
- Ben oui.
- Te l'avais dit.
- Bah.
- Moui.
Tap. Tap. Tap. Tap.
Tap. Tap. Tap. Tap.
- Y'attend.
- OK.

Les filles se lèvent et repartent comme elles sont arrivées.

Kling! Kling!

- T'a compris de quoi? Je savais pas tu parlais leur langue, fait Anselme étonné.
- Que les jeunes, ça paie pas, annonce Fernande en regardant les deux pauvres dix cents que les filles avaient laissés comme pourboire...