Dans les épisodes précédents

La petite vache du delicatessen (1)
Léo sort son corps d’éléphant de mer de la voiture en avalant sa morve. Comme à chaque fois, suit un remontage en règle des culottes — Léo ne porte jamais les bretelles que Germaine lui a offertes — puis se passe machinalement l’index droit sous le nez, se l’essuyant ensuite dans le dos.

Léo a demandé qu’on le rappelle seulement une fois le corps de Marcel parti pour la morgue. Il est fatigué de voir toute cette chair humaine sans vie. Pas question de se payer en plus un flo qu’il adorait.

Marcel n’a même pas eu le temps de souffler sa première bougie de travail à la cuisine du resto à Fernande. Pauvre femme. Elle a découvert le corps du petit à l’ouverture. Le visage sur la plaque chauffante et la main gauche dans le bac d’huile à frire. Pas beau.

Et ça sentait mauvais, jure Fernande.

Le légiste a confirmé qu’il a fallu user de précaution pour décoller la joue bien cuite de Marcel. Quant à la main, Léo ne veut pas savoir. Il ne mangerait plus jamais de friture de sa vie. Pas chez Fernande en tout cas.

Léo ne se sent pas trop mal. Grâce à la caméra de surveillance qui fixait la porte donnant au sous-sol, à côté du réfrigérateur, il a été facile de constater que Marcel était tombé raide mort. Léo était rassuré. Même s’il cuisait, le jeune homme n’a eu aucune réaction. La viande était déjà morte…

Une fois entré dans le delicatessen, Léo sait bien qu’il ne tirera rien du personnel accablé. Marcel était responsable de la fermeture, signe de confiance de Fernande. Aucune trace d’infraction ou de violence. Il ne reste plus à Léo qu’à faire semblant de prendre des notes, de faire preuve d’un peu d’empathie et d’attendre deux semaines pour avoir les résultats de l’autopsie.

Mais Léo sait qu’il n’a pas le choix de se rendre à la cuisine. Tout bon inspecteur doit zyeuter la scène d’une mort suspecte. Mais son regard est ailleurs.

Fernande avait toujours cette capacité de surprendre dans ces efforts à ne pas vouloir se renouveler. Le premier détail : une vieille cannette de vaporisateur Florient. Achetée chez Steinberg par-dessus le marché, la petite étiquette blanche et bleue en faisant foi!

Par terre, une vieille vadrouille aux cheveux jaunes encore humide. Sur les comptoirs, pas une trace d’aliment, ni de vaisselle sale. Marcel devait achever.

La seule chose qui fait sourire Léo est le verre d’eau vide, avec une légère trace blanchâtre et une cuillère dedans.

Un vieux truc qu’il avait donné à Marcel. Un peu de bicarbonate de soude dans de l’eau chaude. Rien de mieux pour apaiser les douleurs d’estomac quand tu n’as rien d’autre sous la main. Quand ça ne passe pas, t’ajoutes un peu de vinaigre. Tu rotes ou ça casse. Et Marcel avait souvent mal à l’estomac.

***

Deux semaines plus tard, Léo retourne au resto à Fernande. Avec Kary-Ann, une nouvelle diplômée.

En entrant, Fernande n’a pas eu droit au sourire de l’Éléphant de mer.
« Il faut que je te parle ma belle.
— Attends, encore une table et…
— Dans la cuisine s’il te plaît.»

Après avoir déposé une assiette club-poutine sur le comptoir, Fernande fait signe à Léo de la suivre. Kary-Ann, en bonne élève, suit la propriétaire à six pouces des omoplates.

Léo ouvre le réfrigérateur, cherche du regard puis en ressort une boite de petite vache.
« C’est pour les odeurs d’oignon, explique Fernande.
— Du bicarbonate qui vient de chez Dominion… Ça aspire pu grand-chose.»

Léo y plonge le petit doigt puis le porte à sa bouche. Il rechigne avec la dose de morve habituelle.

« Fernande, criss! Ton petit fils est mort d’overdose…
— Notre petit fils je te ferai remarquer!
— Je me suis toujours demandé où tu la cachais. Anyway, tu mériterais juste que je te fasse frire ta face de patate germée. Envoye la jeune, passe les menottes à la vieille et lis-y ses droits.»

Fernande ne bronche pas. Sauf peut-être un petit reniflement.


The shit hit the fan (2)
Quand Benjamin est entré dans le delicatessen à Fernande, son coeur ne battait pas la chamade, personne ne se tenait dans l’embrasure de la porte et il y avait encore moins de volutes. Pas question de fumer nulle part entre quatre murs. Illégal. (Exit les trois tournures qui me tombent sur les nerfs)

Il reconnaît son oncle, bien assis sur sa banquette, la bedaine flattant le rebord de la table.

— Salut le jeune, assis-toé!
— Slu…
— Fernande, apporte une grosse poutine au jeune, y’a rien que la peau pis le Nitendo sul’corps
— S’correct, mon’oncle…
— Eye, y parlait de toi sul’journal hier. Té un ti-gars de la réforme qui entre au cidjep toué?
— Oui.
— Ouin… C’est comme si vous zétiez toutes des attardés, tabarnak!
— Genre, mais je m’en…

Fernande, toujours en deuil de son petit-fils, profite de sa remise en liberté pour travailler le plus possible pour pouvoir se payer un avocat qui a de l’allure. Elle dépose l’assiette devant le jeune Benjamin, en souhaitant que son oncle radin daigne lui verser un pourboire décent.

— Ci, Fernande! Comme ça, le jeune, tu veux une d’jobine?
— Style. C’est ça que m’an a dit.
— Ben tu diras à ta mère qu’à vienne plus souvent! Me voir ben entendu!!!!

Là, le mon’oncle éructe le gaz du jus de houblon pris une heure plus tôt.

— Té un ostie de cochon mon’oncle!
— Benjamin, m’a te dire une chose. Si tu veux faire ton chemin dans vie, il faut respecter les signes qui se présentent. Faque demain, tu téléphones au numéro que je vas te donner, tu demandes François, tu dis ton nom au complet. Pas de style genre comme. Une voix solide. Pis t’as la job.
— Ouais, mais mon’oncle, c’est pour vider des osties de poubelles!
— R’garde le jeune. Tu rentres au cidjep avec des nuages dans ton civi pis tu vas chier sur 9.50 $ de l’heure? R’garde ben mon ti-gars. Tu vides les poubelles, tu passes du Pledge où ce qui faut, pis c’est toute!
— Maudite job plate…
— Quand tu gagnes, mon petit, c’est jamais plate. De toute façon, mon chum est clair là dessus. Ce sera pas plate. Y’a un juge en avant, pis plein d’avocats. À part des crottes de nez en d’sous des chaises, ça fait yinke suer un peu ce monde-là. Sauf qu’y m’a dit que si tu trouvais des cartrons avec des signes comme = et $$, ben tu les gardes.
— Ben merci mon’oncle. M’a le faire. Maman l’a dit. Un peu de pushing, ça fait pas de mal, genre.

— S’cuse le jeune. Fernande? T’es certain que c’est ton chum qui fait les parcomètres?
— T’inquiètes, le gros. Il le sait qu’il faut pas qu’il touche à ta grosse Buick…
— C’est de même que ça marche, mon Benjamin. Quand t’as des contacts, ben la vie est plus facile. Sauf qu’il y a toujours des mangeux de marde. Comme ce Luidgi qui vient d’entrer.
— Manque plus que Mario!
— Arrête de faire le con. C’te gars là, ben y’a fait son argent de façon pas très catholique. Même si tu sais pas ce que c’est, parce que c’est pu dans z’écoles, je veux dire. Y’a fait son cash pas trop drette. Il attend juste que Fernande soit en dedans pour y acheter son bloc à rabais. Le raser. Pis construire des condos. Benjamin? Tu me suis?
— Passe-moi le ketchup mon’oncle.
— Pis toué, passe-moi le journal. Cé tu dégueulasse!
— De kessé?
— Ben y prennent nos câlisses de taxes pour essayer de savoir que nos politiciens sont corrompus, tabouère! Toute la même clique, même bullshit. Entéka, mange mon Benjamin. Pis sois gentil avec mon chum François. C’est mon nom qu’y est en jeu…
— Ouin, mon’oncle!



Cerises sur le sundae (3)
Quand Pier-Luc est entré dans le delicatessen à Fernande, il rêvait déjà à la crème glacée qui allait couler à la commissure de ses lèvres (Exit une quatrième tournure qui me tombe sur les nerfs).

Fernande faisait le meilleur sundae au caramel du monde. Il se savait choyé. Depuis qu’il avait des souvenirs, il avait droit à deux belles cerises rouges sur le dessus. Une de plus que l’ensemble des clients.

Même s’il est plus vieux, ça reste un délice. Un petit surplus affectueux.

Moins aujourd’hui. Pier-Luc le sent.

— Bonjour le petit! Qu’est-ce que tu fais ici en plein après-midi? Je t’apporte ton double?
— Non, pas besoin. Je suis avec ma mère. Elle est en train de parker le char…
— Ça n’a pas l’air de filer fort ton affaire…
— Ben… J’ai été suspendu de l'école une journée.

Sur l’entrefaite, la mère du jeune adolescent entre d’un pas sec.

— Fernande, comme d’habitude, un café bien fort. Les amies vont arriver bientôt. Et c’est pas un petit tricheur qui va me gâcher ma rencontre de café-sacoche!

Fernande et Pier-Luc s’échangent les regards.

« Correct… Ben ma prof m’a pogné à copier dans mon examen de français. Faque je suis puni, c’est toute…»


Yousse que t’étais? (4)
Ce n’est certainement pas avec les cafés que sirotaient les membres de la bande des quatre que Fernande pouvait espérer payer ses honoraires d’avocats. Alors, elle les plaçait toujours en vitrine, ne serait-ce que pour démontrer que ça grouillait un peu dans son délicatessen. Quoique Robert avait fait faux bond à ses amis pour jouer au video-poker.


« Te souviens-tu de yousse que t’étais? lance Georgette pour briser le silence.
— Ben dans maison chez-nous, devant ma t.v, répond Émile.
— Ché bin, mais tu devais faire autre chose avant de savoir qu’un avion avait crashé dans tour!, renchérit ironiquement Normand.
— Aux toilettes, j’pense. J’ai entendu ça à radio. Mais là, ça va toute recommencer. J’ai vu ça hier, une bonne femme qui est tombée en amour avec les Newfies. Pis là, l’autre zouf qui veut brûler la bible des arabes.
— Le Coran, Émile, tu veux dire, de préciser encore une fois Normand avec la perspicacité d’un faucon.
— Ben c’est ça, leur livre à eux autres, là. La chicane va encore pogner.

À la table voisine, un nouveau client, probablement perdu dans le quartier, se permet une intervention auprès du trio. Robert, le quatrième, continue de cultiver sa compulsivité en pesant sur des pitons tout en sachant que Fernande faisait des ronds sur sa poitrine poilue ce matin là.

— Moé, c’est pas que je veux me mêler de vos parlottes…
— Lâche-toé lousse mon homme, té bin parti!, rétorque Émile, bien content de s’être levé ce matin avec la répartie de bonne humeur.
— C’est Bush qui a fait sauter les tours. J’ai vu des images.
— Ben c’est ça, si tu as vu des images, ça doit être vrai! Fernande, d’après moé, ton jus de tomates est passé date! Y fait pas à tout le monde!, tranche tout de suite Normand.
— Restez donc dans votre ignorance. Nous sommes tous manipulés!
— Bon, tayeule! Pis va conspirationner ailleurs qu’icitte, tabarnak, juge Émile qui continue de jouir de l’effet bœuf de ses répliques spontanées.

Le nouveau client ne demande pas son reste et laisse encore moins de pourboire.

« Moi, c’est pareil que pour Kennedy… Je passais l’aspirateur, reprend Georgette.
— De bonne heure de même le matin?, demandent Émile ou Normand, peu importe, ils ont fait preuve de synchronicité.
— Quand tu travailles dans un motel à faire des chambres, c’est d’adon un ti peu…

«C’tu écœurant mourir jeune de même!», se met à crier Robert en remettant sa flasque de 40 % dans sa poche, bien assis sur sa banquise à quatre pattes. «Tout le monde l’aimait, même ceux qui aimait pas c’qui pensait!»

Fernande, n’ayant jamais aimé les conversations criardes d’un bout à l’autre de son restaurant, s’approche de la table de nos compères.

« Vous êtes prêts à commander?»

****
— Normand?
— Kessé?
— D'après moi, il la brûlera pas leur bible... l'ont dit à tivi.


La tarte aux pommes (5)
— Jacques, pourquoi tu joues avec ta croûte à tarte de même?
— A goûte pas pareil…
— Tu trouves pas que t’exagères un peu. Est bonne c’te tarte là!
— C’est pas pareil…
— Jack, ça fait même pas une semaine que Fernande est en dedans, faque c’est probablement elle qui l’a faite, la tarte.
— Non, c’est Émilie. Je suis certain…
— A fait ce qu’a peut, la fille. Son fils est mort icitte, dans cuisine, pis elle a assez de pardon pour pas fermer le delicatessen à sa mère. Faque ta petite croute, c’est de la petite bière à côté de ce qu’a vit, c’te femme là. Elle a même arrêté de coiffer. Jusqu’à Noël, parce que ça l’air que Fernande va être là pour voir son sapin.

***

Dans le petit bureau au sous-sol, Émilie sort une paire de ciseaux de sa sacoche. Toute bonne coiffeuse traîne son outil sur la route, pour dépanner, pour courtiser un nouveau client.

Elle la dépose près de la feuille qui traîne devant elle.

« Poulette, je ne te décrirai pas l’ambiance ici. Tu ne venais même pas au restaurant. T’as toujours fait ta maudite snob devant mes club sandwichs, pis la populace qui les bouffent. Mais je peux te dire que quand je vois les filles d’icitte, mon monde a autrement plus de classe que ben d’autre.

(…)

Je le sais que tu m’haïs. Mais entre ça et l’indifférence que t’avais, la différence est maintenant bien simple. De mon côté, j’veux dire. J’ai une poche de thé dans tête qui commence à infuser. Un petit nuage brun qui commence à s’étendre pis qui va rester là jusqu’à ce que je crève…»

Rendue à l’étage, Émilie s’approche de l’huile bouillante et y jette des morceaux de papier fraîchement découpés.

Non sans un petit reniflement…


L'arrestation (6)  par Geneviève Blouin
- Heille, Yvette, c'tu le gros Léo l'aut' bord d'la rue?
- J'sais pas, gros de même, cé lui ou Ti-Toine...

Penchées vers la vitrine du delicatessen à Fernande, Yvette et Rosa plissent les yeux derrière leurs lunettes à chaînette.
- Cé Léo.
- T'es ben sûre, Rosa?
- Y vient de morver pis de s'essuyer dans sa manche.
- T'as raison, cé Léo.
- Coudonc, cé des menottes ça?
- Ben oui! C'tu effrayant.
- Heille! On dirait une vue!
- Ça s'peux-tu faire ça en pleine rue!

Rosa détourne les yeux de la vitrine un instant, juste le temps de crier vers le fond du restaurant.
- Émilie, viens voir! Le gros Léo est en train d'arrêter l'avocat à ta mère!

Attablé non loin des deux commères, Luidgi sourit. Acheter le bloc de Fernande s'annonce de plus en plus facile. De tous les avocats qu'elle pouvait engager, il a fallu qu'elle en prenne un assez cochon pour baiser des mineures, mais trop cheap pour acheter leur silence. Décidément, le monde pas prudent ça se tient ensemble! 


Au menu à soir, de l’endive farcie (7)  par Richard Tremblay
- R’tourne toé pas mais y regarde par icitte.
- Criss qu’y a l’air baveux.
- Ch’t’ai dit de pas l’regarder, des fois qui y prendrait l’idée de travarser.
- Entécas y l’air niaiseux comme ça sur le trottoir.
- Ça y prendrait une pancarte !

Des restes gluants de patates sont expulsés de la bouche de Léo qui éclate de rire. Son visage congestionne. Son rire se termine par une série d’étranglements morveux et de longs renâclements de gorge. 

- Maudites bronches à marde, râle-t-il.
- Sais-tu quoi ?
- Quoi ?
- Y parait qu’y veut sacrer dehors tout le monde, pis en garder jus’t'un sur cinq.
- Bilodeau ? Bonyenne, comment y vas tenir son pool room avec rien que quatre personnes ?
- Aucune idée. Le bonhomme Bilodeau, lui, y aurait pas faitte ça. Y avait de l’allure, le bonhomme.
Rêveuse, Yvette  ajoute :
-Pas de menton, mais de l’allure en maudit.
- Celui-là, l’aut’ bord, c’t’un crosseur. R’gardes-y don’ le menton. On dirait qu’y c’est faitte implanter  un soulier patof dan’ face.
- Léo, tu te rappelles de Josette ?
- Ouan.
- Elle a dit à Sylvie, tu sais celle qui travaille Chez Momo, qui l’a dit à Carole de La Cuisse BBQ, qui l’a dit à Johanne de Québec Hot-Dog, que le Paul-Charles Bilodeau a demandé à ses futurs ex-employés de signer une entente comme quoi ils n’iraient pas travailler dans un autre restaurant pendant six mois pis qu’ils devraient fermer leur p’tit stand à patates sur le bord de la 331. Imagine-tu ça, toé, Léo, pas content de les câlisser dehors mais il veut les empêcher de nourrir leur famille.

Léo avale sa dernière bouchée de poutine.
- Avec du monde comme lui, le pauvre monde a pas fini d’en baver.
- Un menton, mais pas d’allure.
-Ben ben, faut que j’y alle, les bandits m’attendent, dit Léo en repoussant son assiette.
Il se lève avec effort -- maudite affaire, il a encore grossi – et spotte à travers la vitrine ce grand dadais de Paul-Charles Bilodeau qui fait le poteau devant le Bilodeau Pool Room. Léo pète bruyamment, ce qui le soulage.
- Au moins y m’dégage le fondement !

Au moment d’ouvrir le porte, Léo se tourne vers Yvette. Tout allait si bien quand Fernande était là, en ville pis au deli.
- Quand est-ce que la grosse revient, t’en rappelles-tu ?
-Hey, chus pas sa gardienne de prison. Envoye, diguidine, vas travailler… Tu reviens-tu pour souper ? Roger va faire de l’endive farci.
- C’est quoi, ça, de l’endive ?
-Regarde l’aut’ bord de la rue.
Là-dessus, Yvette part à rire et Léo, qui n’a rien compris, sort.


 Requiem pour un hot-dog! (8) par Lucille Bisson
Assis au fond du resto, à la même table que d’habitude, Arthur se faisait aller les jambes de gauche à droite. Les genoux ben collés les uns sur les autres, il sentait le dessous de la table frotter contre le tissu de ses culottes de toile. Il avait la tête accoté sur son bras replié et de sa main droite empilait les cure-dents pour faire une pyramide qui s’écroulait chaque trois secondes.

Arthur baragouinait une chanson, en même temps que Tex Lecor qui criait dans le haut-parleur installé au plafond du Delicatessen. Y chantait, y chantait s’tun ben gros mots. Y fredonnait plutôt des sons qui avaient un semblant d’air.

- Ta da da da, da da kekchose dans frigidaire ta da da da da da

- Ah ben ! Mon Ti-Thur, t’es d’bonne humeur aujourd’hui. Tu chante encore toé. Tu connais pas les mots. Arrête donc de nous casser les oreilles, lui lança Émilie de sa grosse voix forte qui attira le regard des 3 seuls clients de son resto.

-          Mon nom c’est Arthur, bon. Pis y é ou Marcel. Ça fait longtemps que j’ai pas vu Marcel, moé. Je veux que Marcel me fasse mon hot dog ketchup oignon.

D’’un coup sec, Émilie arrêta de laver la table à côté de celle où était installé Arthur. Son geste resta figé dans les airs. Elle ne savait pas comment réagir. Tout le monde accusait Fernande pour une niaiserie que son fils avait fait. Voir si on fait ça à sa pôvre mère. Mourir de même, c’est ben cruel, maudite marde. Personne avait pas l’air de voir que ça avait pas de maudit bon sens c’t’affaire-là. Voir si Fernande pouvait tremper dans des histoires de même. Y avait juste le gros Léo qui comprenait rien n’a rien. De yousse que le monde s’en va pensa Émilie, en reprenant sa job.

- C’est ben correct, Arthur, J’va t’en faire un hot dog, moi.

- Non, j’veux Marcel, s’tu clair. J’veux qu’Marcel me fasse mon hot dog. Tu suite, bon… J’veux mon hot dog !

Et sans crier gare, vla tu pas le grand Arthur qui se lève d’un bond pareil comme si y’était assis sw’un bâton de dynamite et qui garroche dans les airs tout c’qui lui passe sous la main : La salière, la poivrière, le t’tit bol ou Fernande entasse les sachets de sucre blanc, rose, jaune, le menu, la sauce soya, les cure-dents éparpillés s’wa table. Il vida 3 tables de même. Dans son énervement, il s’enfargea dans ganse d’la sacoche de Mme Bellefeuille qui faillit s’étouffer avec sa gorgée de café tant la saute d’humeur d’Arthur la pris par surprise.

En tentant de retrouver son équilibre, Arthur s’étala de tout son six pied 4 pouces et 3 lignes de long, la face contre le bas de l’aquarium qui valsa, sous le choc, d’en avant à en arrière et finit par reprendre sa place. Les locataires de l’aquarium, trois poissons rouges – énormes – Athos, Porthos et Aramis (Dartagnan ayant retrouvé le chemin des égouts après avoir mangé du Jell-O que Matisse, le petit-fils du Père Brulotte, lui avait donné comme dessert, le mois passé), ébranlés par ce soudain tsunami, virevoltait dans un slalom gauche droite, gauche droite, gauche droite, en se faisant aller les babines.

-          Ma grand foi du Bon Dieu, Arthur, t’es-tu devenu fou !!!! Non, c’est d’jà fait ! T’es d’jà fou. Mais, crisse, pour moi, t’es tombé swa tête pis t’es complètement capoté. As-tu vu c’te bordel.

-          J’veux Marcel, j’veux Marcel, j’veux Marcel

-          Gérard, cria Émilie en direction du cuisinier qui était resté bouche bée, appelle Mme Cassgrain, pis dis-y qu’à vienne charcher son maudit grand niaiseux qui vient encore de faire des siennes icitte. J’vas y dire, moé, qu’à’l’fasse enfarmer une bonne foi pour toute. S’t’un fou, y é malade. Un bon m’ment donné, y va finir par tuer kekun. J’vous l’dis moé, un bon jour, y va tuer kekun, s’époumona Émilie en essuyant avec une wetnap la belle blouse blanche de Mme Bellefeuille tachée de café noir.


23 h 30 (9)

23 h 30, dans le petit appartement situé au-dessus du restaurant.

—  Tourne-la un peu vers la gauche, qu’a reflète la lumière.
—  Calvère, la branche est pas assez grosse pis ta plasticine s’effrite toute. Est trop vieille!
—  Plie la branche dans l'trou, ça va marcher. C’est ça que j’ai faite l’an passé.
—  Ok! M’a te l’ajuster ta maudite étoile!

En descendant du petit escabeau, le pied droit de Léo ne touche pas le sol tout de suite.

Crrrrrrrrac.

—  Hé! Tu viens d’écraser mon petit Jésus de plâtre!
—  S’cuse…
—  J’pense que j’vais laisser faire cette année. Je trouve pu le bœuf pis Minou a perdu Joseph dans trappe du chauffage. Mais le plus important est intact…
—  Pas vrai, t’as encore ton record de Verreau?
—  Oui monsieur! Y griche, mais le feeling est là pareil. Je peux te dire quelque chose?
—  T’as jamais été ben gênée avec moi.
—  Je suis content que tu sois là. Juste toé pis moé.
— Ouais, c’est correct…

Le narrateur que je suis ne peut vous dire où se trouve Marcel.

Mais il sait que le jeune garçon esquisse un sourire en voyant l’éléphant de mer prendre Fernande dans ses bras. Non sans un petit reniflement…